Rester Barbare, une lecture

J’ai fini Rester Barbare de Louisa Yousfi publié aux éditions de la Fabrique depuis quelques jours. Depuis je mâche. Il se passe quelque chose dans ma tête mais quoi ? Parce que le livre est particulièrement riche, les idées se percutent les unes les autres comme des auto-tamponneuses. Ce livre donne à voir, à ressentir ce que c’est d’être une personne racisée en France (ou dans un pays post-colonial), ce que c’est que de vouloir garder sa dignité, et pour cela, de faire un choix, celui de rester barbare.

Je mâche, je prends des notes, et puis, à un moment, je comprends ce sur quoi je veux écrire : le dernier chapitre qui s’appelle Trouver la voie du blâme. Je veux écrire sur ce chapitre parce qu’il agit comme la fin d’un roman policier. Il retourne la table, surprend et déplace tout.

Cette lecture ne rendra donc pas compte de l’ensemble du livre, pour en savoir plus vous pouvez lire par exemple cette présentation de l’ouvrage par Zoubida Yasmine Tabti (alias Le Kebab Littéraire) pour la newsletter de Censored Magazine ou voir cet entretien de l’autrice pour le site Lundi matin.

Comme le twist de Usual Suspect,

(Attention Spoiler) Usual Suspect est un film de braquage et un modèle de narration. Suite à un braquage sanglant, nous assistons à un interrogatoire de police entre le seul survivant des braqueurs et un policier. Un système de flash-back nous montre ce qu’il s’est passé. SAUF qu’à la fin, on se rend compte que tous ces flash-back sont des mensonges de l’interrogé. La caméra n’était pas objective. Rien de ce que l’on a vu n’a existé. L’objectif était en fait subjectif, le film cachait son « je ».

A première vue Rester barbare apparaît, non pas comme objectif, mais comme un point de vue argumenté sur le monde. Ce livre est consacré aux barbares contemporains dont la vie ou l’œuvre nous renseigne plus que nul autre exposé savant sur ce que l’Empire appelle l’ »ensauvagement ». C’est un essai qui aborde cette question de la barbarie par l’analyse d’événements comme le 11 septembre ou l’affaire Medhi Meklat et surtout par l’analyse littéraire de textes du corpus littéraire (Yateb Kacine, Chester Himes, Tony Morrisson, aimé Césaire…) ou du rap (Booba, PNL). Jusqu’au dernier chapitre, Rester barbare se montre définitivement un livre du « nous » : « Que les civilisés s’épargnent donc de s’appesantir sur notre sort. C’est nous qui devrions les pleurer. Et c’est nous qui pourrions les sauver », le « je » n’y prend pas de place centrale.

Et puis arrive le dernier chapitre Trouver la voie du blâme, et là comme dans Usual suspect, on se rend compte que le livre pendant tout ce temps cachait son « je » et que c’est ce « je » qui est la clef de l’ouvrage.

J’ai écrit ce livre parce que j’ai échoué. Je ne suis pas restée barbare. Je suis une bonne élève de la République, une bonne élève de la république aux cheveux lissés et à la langue domestiqué. 

On l’avait bien senti ce petit caillou dans la chaussure pendant la lecture, ce paradoxe que Louisa Yousfi pose enfin crûment sur la table : qu’est-ce-que c’est que ce livre sur la barbarie écrit par une intégrée modèle ?

Et comme dans le film, l’apparition du « je » remet en question l’ensemble de la narration et de ses motivations et ce, même si le « je » laisse très vite la place au « nous ». Ce n’est plus l’histoire des barbares contemporains mais celles des femmes non blanches accueillies à bras ouverts par les milieux progressistes mais au prix d’un abandon des leurs et particulièrement des hommes : le récit de l’intégration a toujours cherché à nous appâter en détournant nos intérêts de genre sur le dos de nos hommes » (et l’on se rend compte en passant que la misandrie relève aussi du privilège blanc).

Louisa Yousfi parle d’échec à rester barbare. Mais comment pouvait-elle le rester ? Les pièges sont partout, dans L’Empire qui a besoin de native informants, d’idoles, d’ambassadrices de la culture urbaine pour faire tourner son business, aussi dans les bonnes intentions des écrivaines qui ont souhaité  laver les [leurs] du stigmates qui les a souillés, à les représenter « au-delà du stéréotype » au prix de l’affadissement ou dans cette place d’intermédiaire indispensable qui bloque tout : Comment salir la copie quand la respectabilité de la famille repose tant sur nos épaules et que notre voix constitue l’occasion rare pour les nôtres d’avoir une place dans la conversation ? 

Comment rester barbare dans ces conditions ? Où il n’y a pas de choix, il n’y a pas d’échec. Mais il y a des tentatives. Et parce que le réel c’est de la merde et que l’on n’agit qu’avec ce qu’on a sous la main, l’intégrée retrouve sa barbarie par la voix des rappeurs, ceux-là même qui parlent mal des femmes. Elle dit « j’ai le sentiment que ce sont les rappeurs qui ont parlé pour moi. Leur langue, ses outrances, son irrévérence de la grammaire établie offrent à mon écriture d’intégrée de loisir de respirer un peu ». Et pour partager cette quête de barbarie, l’intégrée écrit un livre, parce que même si écrire c’est trahir, même si c’est réutiliser tout ce savoir de bonne élève pour un public principalement blanc, il faut bien commencer quelque part, de sa place, quelle qu’elle soit. Le tout, c’est de planter la graine. La pureté, ça n’existe pas.

Comme une conversation de fin de soirée devant la porte d’entrée

Il est arrivé à tout le monde, ce moment. La soirée se termine, il est tard, il faut vraiment rentrer là maintenant, alors on s’habille, on met le manteau, son sac sur le dos ou en bandoulière et c’est l’instant précis où une conversation passionnante, un secret, une révélation, une émotion surgit. Comme si on avait besoin de toucher la limite pour que finalement quelque chose se passe. Cette main sur la porte agit à la fois comme un accélérateur (c’est maintenant où jamais) et aussi littéralement comme une porte de sortie (désolée, faut que je file). Ce dernier chapitre a vraiment la main sur la porte.

En tant que lectrice,  je me dis qu’on peut aussi considérer ce final comme un cliffhanger. La narratrice a enfin pris la parole, nous voici suspendu.e.s à ses lèvres et elle nous annonce avant de prendre la porte que ce n’est pas terminé : Nous aurons à trouver notre propre voie du blâme. On attend déjà suite (qu’elle soit écrite, chanté, exprimé par Louisa Yousfi ou d’autres).

Cela fait plus d’une semaine que je mâche Rester barbare. Je crois que je voulais énoncer un plaisir de lecture plutôt rare quand on lit un essai : la surprise. Surprise suivie par l’émotion face à cette arrivée du « je » puis d’un « nous » qui n’est plus celui du début du livre mais celui d’une communauté de femmes . Surprise enfin de changer d’objet de lecture en cours de route : ça commence comme une argumentation étayée et ça se termine comme une quête sinon impossible du moins semée d’embûches, le tout écrit dans une langue très belle. Bref, j’ai ouvert un essai, j’ai refermé une œuvre littéraire. Et ça, ça n’arrive pas si souvent.

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